Systèmes contraints par la demande et Systèmes contraints par l’offre Prabhat Patnaik

L’idée est ancienne, mais l’économiste hongrois Janos Kornai l’a clairement conceptualisée, en établissant une distinction entre un « système contraint par la demande » et un « système contraint par les ressources ». Un système contraint par la demande est un système où l’emploi et la production dans le système sont ce qu’ils sont en raison du niveau de la demande globale est ce qu’il est; si le niveau de la demande augmente, la production et l’emploi dans l’économie augmenteront, avec très peu d’augmentation du niveau des prix. En revanche, un « système limité par les ressources », que l’on peut aussi appeler un « système limité par l’offre », est un système dans lequel une augmentation du niveau de la demande globale, par exemple en raison d’investissements plus importants ou de dépenses publiques plus importantes, n’a pas pour effet d’augmenter la production et l’emploi dans l’économie, mais augmente plutôt le niveau des prix (une telle augmentation peut cependant être réprimée par un contrôle des prix et un rationnement généralisés).

En d’autres termes, un système soumis à des contraintes de demande se caractérise par l’existence de chômage, de capacités inutilisées et de stocks invendus de matières premières (ou de matières premières pouvant être obtenues en cas de besoin). En revanche, un système contraint par l’offre est un système où de telles réserves de main-d’œuvre, d’équipements et de matières premières n’existent pas et où une augmentation de la demande, si elle se produit, entraîne non pas une augmentation de l’offre mais plutôt une augmentation des prix (qui peut bien sûr être réprimée). De toute évidence, il vaut mieux que tout système soit limité par l’offre, car il produit alors à son potentiel maximum, plutôt que d’être limité par la demande, car dans ce dernier cas, son potentiel de production reste inutilisé.

Le capitalisme est essentiellement un système contraint par la demande. Il est toujours caractérisé par le chômage; ce chômage peut être plus ou moins grand, mais il ne disparaît jamais. Ou comme Marx l’avait dit, une armée de réserve de travail est une caractéristique pérenne du capitalisme. De même, une économie capitaliste produit rarement à pleine capacité. Même dans les booms les plus prononcés, il y a toujours une certaine quantité de capacité inutilisée au sommet du boom; ce n’est qu’en temps de guerre qu’une économie capitaliste atteint sa pleine capacité de production, mais pas autrement. De même, l’emploi et la production sous le capitalisme n’ont guère jamais été limités par une pénurie de matières premières. Historiquement, les matières premières ont été obtenues chaque fois que nécessaire en comprimant l’absorption des matières premières du tiers monde. Par conséquent, les économies capitalistes connaissent une limite à leur production qui vient du côté de la demande globale.

En revanche, les économies socialistes qui existaient étaient invariablement contraintes par l’offre. Il y avait pénurie de main-d’œuvre plutôt que chômage; et les capacités inutilisées (sauf dans la mesure où les entreprises ont peut-être délibérément voulu en détenir pour faire face aux imprévus) n’existaient guère. Le grand contraste entre le capitalisme classique et le socialisme classique, un contraste de grande importance et lié à la tendance immanente de chaque système, résidait en ceci: le capitalisme classique était limité par la demande tandis que le socialisme classique était limité par l’offre.

Pour être sûr, il peut y avoir des goulots d’étranglement spécifiques occasionnels, même dans un système contraint par la demande, et il peut y avoir des capacités excédentaires indésirables occasionnelles dans un secteur particulier, même dans un système contraint par l’offre; mais cela ne devrait pas faire de différence dans notre caractérisation globale des systèmes. Le goulot d’étranglement spécifique d’un système soumis à des contraintes de demande peut être surmonté grâce à des mesures spécifiques en cas d’augmentation de la demande globale qui augmenterait encore la production et l’emploi globaux; de même, la capacité excédentaire spécifique dans un secteur donné ne signifie pas que la production et l’emploi globaux peuvent être augmentés en toute impunité par une augmentation de la demande globale.

Une implication de cette caractérisation doit être notée. On parlait beaucoup à un moment donné du fait que si le capitalisme impliquait une allocation des ressources de l’économie « efficace », dans le sens où un état de choses était invariablement atteint par le fonctionnement des marchés où la production de plus d’un bien entraînerait nécessairement la production de moins d’un autre bien, le socialisme était caractérisé par l’inefficacité en ce sens parce qu’il manquait de marchés. Même en laissant de côté les comparaisons, il a été affirmé, et c’est souvent à ce da, que le capitalisme alloue les ressources « efficacement » par le mécanisme du marché.

Cette affirmation est cependant totalement invalide une fois que nous reconnaissons que, sous le capitalisme, les ressources ne sont jamais pleinement utilisées. Même si nous admettons à titre d’argument que 80% des ressources, disons, sont tellement utilisées qu’il est impossible de produire plus de biens à la marge, en utilisant ces 80% des ressources, ce fait ne rend pas le système « efficace » si 20% des ressources sont inutilisées. Le concept d' »efficacité » en bref exige comme condition nécessaire que les ressources soient pleinement utilisées; et si ce n’est pas le cas, le système ne peut pas être qualifié d' »efficace ». Aucun système contraint par la demande ne peut être efficace et c’est le cas du capitalisme qui est un système contraint par la demande.

En Inde et dans plusieurs autres pays du tiers monde, des régimes dirigistes ont été mis en place après la décolonisation qui fonctionnaient de telle manière que, si l’industrie était caractérisée par une capacité inutilisée, le niveau de production de céréales alimentaires (bien que considérablement augmenté par rapport à la période coloniale) limitait l’utilisation de cette capacité. Toute augmentation de la demande de biens industriels, par exemple par des dépenses publiques plus importantes, provoquerait une inflation dans le secteur des céréales vivrières; et c’est ce qui a freiné une telle augmentation. Ces économies étaient donc des systèmes limités par l’offre mais caractérisés par des capacités inutilisées dans le secteur industriel.

Leur comportement  » mixte  » correspondait à leur économie  » mixte « . Une économie socialiste se serait débarrassée de ces capacités inutilisées grâce à une planification appropriée, mais pas ainsi ces économies « mixtes » qui étaient essentiellement engagées dans le développement du capitalisme mais avec une intervention substantielle de l’État: une réduction des investissements industriels dans ces économies pour se débarrasser des capacités industrielles inutilisées aurait aggravé les capacités industrialisées inutilisées.

Avec l’introduction de politiques néolibérales dans ces économies, elles sont maintenant plus proches du capitalisme classique et ne sont plus l’ancienne « économie mixte ». Ils ressemblent maintenant à des systèmes typiques soumis à des contraintes de demande, ayant non seulement une capacité industrielle inutilisée, mais également d’importants stocks de céréales alimentaires invendus qui doivent souvent être exportés à des prix jetables. La contrainte immédiate sur leur emploi et leur production ne résulte pas d’une pénurie de céréales alimentaires, mais d’une pénurie de la demande, y compris pour les céréales alimentaires elles-mêmes, en raison du pouvoir d’achat limité des travailleurs. Cela n’est pas atténué par des dépenses publiques plus importantes, contrairement au régime dirigiste antérieur, en raison de l’opposition du capital financier international à des déficits budgétaires plus importants et à des impôts plus élevés sur les riches (qui sont les seuls moyens de financer les dépenses publiques qui augmenteraient la demande globale).

Cette contrainte financière imposée aux dépenses de l’État est parfois passée pour une contrainte objective résultant d’une rareté absolue des ressources fiscales. C’est complètement faux. Il ne peut y avoir de pénurie de ressources budgétaires dans un système soumis à des contraintes de demande. Dans un système soumis à des contraintes de demande, même si les dépenses de l’État sont entièrement financées par un déficit budgétaire, cela ne peut avoir aucune conséquence inflationniste puisque l’économie n’a pas utilisé de ressources. Certes, un déficit budgétaire a pour effet de mettre les profits entre les mains des capitalistes et d’accroître ainsi l’inégalité dans la répartition des richesses (puisqu’une partie de ces bénéfices est épargnée et ajoute à la richesse des capitalistes). Pour limiter cette inégalité, il faut taxer ces bénéfices supplémentaires résultant de dépenses publiques plus importantes (auquel cas il n’y a pas d’augmentation du déficit budgétaire); mais une telle dépense publique financée par l’Impôt sur les bénéfices laisserait toujours les bénéfices post-impôts exactement là où ils étaient avant l’augmentation des dépenses publiques. En d’autres termes, des dépenses publiques plus importantes utiliseraient simplement les ressources inutilisées qui existent dans l’économie sans réduire la part de quiconque. L’existence de telles ressources inutilisées signifie en effet que l’on peut obtenir « quelque chose pour rien ».

Un système soumis à des contraintes de demande ne peut pas manquer de ressources budgétaires pour financer des dépenses publiques plus importantes. Suggérer le contraire revient à détourner l’attention du rôle du capital financier international. Cela revient à considérer la contrainte imposée par le capital financier international comme une contrainte absolue.

(Cet article a été initialement publié dans la Démocratie populaire le 03 janvier 2020)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.